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pas si elle avait une autre raison d’être qu’elle-même. Cette double question, l’intuition mystique la pose en y répondant. Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. Dans la portion d’univers qu’est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en nécessita une foule d’autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le déchet ailleurs il n’y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu’ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d’un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d’autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie.

On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le « roseau pensant » à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique,