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il y a une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sûre, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création. Cette exigence, l’esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu’une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l’écrivain se demande à chaque instant s’il lui sera bien donné d’aller jusqu’au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s’être prêtés à son jeu. Mais s’il aboutit, c’est d’une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c’est d’un capital indéfiniment productif d’intérêts et non plus d’une somme à dépenser tout de suite, qu’il aura enrichi l’humanité. Telles sont les deux méthodes de composition littéraire. Elles ont beau ne pas s’exclure absolument, elles se distinguent radicalement. À la seconde, à