Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/267

Cette page n’a pas encore été corrigée

nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière. C’est précisément pourquoi nous hésitons à classer les prophètes juifs parmi les mystiques de l’antiquité : Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons. Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n’a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous appelons complet, celui des mystiques chrétiens. La raison en est que si d’autres courants portèrent certaines âmes à un mysticisme contemplatif et méritèrent par là d’être tenus pour mystiques, c’est à la contemplation pure qu’ils aboutirent. Pour franchir l’intervalle entre la pensée et l’action il fallait un élan, qui manqua. Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde.

Si le mysticisme est bien ce que nous venons de dire, il doit fournir le moyen d’aborder en quelque sorte expérimentalement le problème de l’existence et de la nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d’ailleurs, comment la philosophie l’aborderait autrement. D’une manière générale, nous estimons qu’un objet qui existe est un objet qui est perçu ou qui pourrait l’être. Il est donc donné dans une expérience, réelle ou possible. Libre à vous de construire l’