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individu et pour la communauté ; on ne s’y attachera pas avec passion. Ou bien alors ce sera qu’on aura respiré dans quelque coin de notre civilisation le parfum enivrant que le mysticisme y a laissé. Les philosophes eux-mêmes auraient-ils posé avec une telle assurance le principe, si peu conforme à l’expérience courante, de l’égale participation de tous les hommes à une essence supérieure, s’il ne s’était pas trouvé des mystiques pour embrasser l’humanité entière dans un seul indivisible amour ? Il ne s’agit donc pas ici de la fraternité dont on a construit l’idée pour en faire un idéal. Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme. D’un tel instinct on peut d’ailleurs se demander s’il a jamais existé ailleurs que dans l’imagination des philosophes, où il a surgi pour des raisons de symétrie. Famille, patrie, humanité apparaissant comme des cercles de plus en plus larges, on a pensé que l’homme devait aimer naturellement l’humanité comme on aime sa patrie et sa famille, alors qu’en réalité le groupement familial et le groupement social sont les seuls qui aient été voulus par la nature, les seuls auxquels correspondent des instincts, et que les instincts sociaux porteraient les sociétés à lutter les unes contre les autres bien plutôt qu’à s’unir pour se constituer effectivement en humanité. Tout au plus le sentiment familial et social pourra-t-il surabonder accidentellement et s’employer au delà de ses frontières naturelles, par luxe ou par jeu ; cela n’ira jamais très loin. Bien différent est l’amour mystique de l’humanité. Il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée. Ce n’est ni du sensible ni du rationnel. C’est l’un et l’autre implicitement, et c’est beaucoup plus effectivement. Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste