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est en effet celui des grands mystiques chrétiens. Laissons de côté, pour le moment, leur christianisme, et considérons chez eux la forme sans la matière. Il n’est pas douteux que la plupart aient passé par des états qui ressemblent aux divers points d’aboutissement du mysticisme antique. Mais ils n’ont fait qu’y passer : se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre dans un tout nouvel effort, ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires. Qu’on pense à ce qu’accomplirent, dans le domaine de l’action, un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres [1] . Presque toutes ces activités surabondantes se sont employées à la propagation du christianisme. Il y a des exceptions cependant, et le cas de Jeanne d’Arc suffirait à montrer que la forme est séparable de la matière.

Quand on prend ainsi à son terme l’évolution intérieure des grands mystiques, on se demande comment ils ont pu être assimilés à des malades. Certes, nous vivons dans un état d’équilibre instable, et la santé moyenne de l’esprit, comme d’ailleurs celle du corps, est chose malaisée à définir. Il y a pourtant une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle

  1. Sur ce qu’il y a d’essentiellement agissant chez les grands mystiques chrétiens M. Henri Delacroix a appelé l’attention dans un livre qui mériterait de devenir classique (Études d’histoires et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908). On trouvera des idées analogues dans les importants ouvrages d’Evelyn Underhill (Mysticism, London, 1911 ; et The mystic way, London, 1913). Ce dernier auteur rattache certaines de ses vues à celles que nous exposions dans L’Évolution créatrice et que nous reprenons, pour les prolonger, dans le présent chapitre. Voir en particulier, sur ce point, The mystic way).