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au temps où l’Hindou se sentait écrasé par la nature et où toute intervention humaine était inutile. Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de malheureux à mourir de faim ? Le pessimisme hindou avait pour principale origine cette impuissance. Et c’est le pessimisme qui a empêché l’Inde d’aller jusqu’au bout de son mysticisme, puisque le mysticisme complet est action. Mais viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable la délivrance devient possible dans un sens tout nouveau ; la poussée mystique, si elle s’exerce quelque part avec assez de force, ne s’arrêtera plus net devant des impossibilités d’agir ; elle ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d’extase ; au lieu de s’absorber en elle-même, l’âme s’ouvrira toute grande à un universel amour. Or ces inventions et ces organisations sont d’essence occidentale ; ce sont elles qui ont permis ici au mysticisme d’aller jusqu’au bout de lui-même. Concluons donc que ni dans la Grèce ni dans l’Inde antique il n’y eut de mysticisme complet, tantôt parce que l’élan fut insuffisant, tantôt parce qu’il fut contrarié par les circonstances matérielles ou par une intellectualité trop étroite. C’est son apparition à un moment précis qui nous fait assister rétrospectivement à sa préparation, comme le volcan qui surgit tout d’un coup éclaire dans le passé une longue série de tremblements de terre [1].

Le mysticisme complet

  1. Nous n’ignorons pas qu’il y eut d’autres mysticismes, dans l’antiquité, que le néo-platonisme et le Bouddhisme. Mais, pour l’objet qui nous occupe, il nous suffit de considérer ceux qui se sont avancés le plus loin.