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Nous sommes libres de la poser, pourvu que nous nous demandions si elle trouve jamais son application, si elle s’applique alors à tel ou tel cas déterminé. En ce qui concerne Plotin, la réponse n’est pas douteuse. Il lui fut donné de voir la terre promise, mais non pas d’en fouler le sol. Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière ; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine. Il se croyait au faîte : aller plus loin eût été pour lui descendre. C’est ce qu’il a exprimé dans une langue admirable, mais qui n’est pas celle du mysticisme plein : « l’action, dit-il, est un affaiblissement de la contemplation [1]. » Par là il reste fidèle à l’intellectualisme grec, il le résume même dans une formule saisissante ; du moins l’a-t-il fortement imprégné de mysticité. En un mot, le mysticisme, au sens absolu où nous convenons de le prendre, n’a pas été atteint par la pensée hellénique. Il aurait sans doute voulu être ; il a, simple virtualité, plusieurs fois frappé à la porte. Celle-ci s’est entrebâillée de plus en plus largement, mais ne l’a jamais laissé passer tout entier.

La distinction est radicale ici entre la mystique et la dialectique ; elles se rejoignent seulement de loin en loin. Ailleurs, au contraire, elles ont été constamment mêlées, s’entr’aidant en apparence, peut-être s’empêchant réciproquement d’aller jusqu’au bout. C’est ce qui est arrivé, croyons-nous, à la pensée hindoue. Nous n’entreprendrons pas de l’approfondir ou de la résumer. Son développement s’étend sur des périodes considérables.

  1. Epei kai anthrôpoi, hotan asthenèsôsin eis to theôrein, skian theôrias kai logou tèn praxin poiountai (Enn. III, VIII 4).