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ce fut trop tard : la société ne pouvait plus avancer, même si elle l’avait voulu, parce qu’elle était intoxiquée par les produits de sa paresse. Ces produits sont précisément les pratiques de la magie, tout au moins dans ce qu’elles ont de surabondant et d’envahissant. Car la magie est l’inverse de la science. Tant que l’inertie du milieu ne la fait pas proliférer, elle a sa raison d’être. Elle calme provisoirement l’inquiétude d’une intelligence dont la forme dépasse la matière, qui se rend vaguement compte de son ignorance et en comprend le danger, qui devine, autour du très petit cercle où l’action est sûre de son effet, où l’avenir immédiat est prévisible et où par conséquent il y a déjà science, une zone immense d’imprévisibilité qui pourrait décourager d’agir. Il faut pourtant agir quand même. La magie intervient alors, effet immédiat de la poussée vitale. Elle reculera au fur et à mesure que l’homme élargira sa connaissance par l’effort. En attendant, comme elle paraît réussir (puisque l’insuccès d’une opération magique peut toujours être attribué au succès de quelque magie antagoniste) elle produit le même effet moral que la science. Mais elle n’a que cela de commun avec la science, dont elle est séparée par toute la distance qu’il y a entre désirer et vouloir. Bien loin de préparer la venue de la science, comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter. L’homme civilisé est celui chez lequel la science naissante, impliquée dans l’action quotidienne, a pu empiéter, grâce à une volonté sans cesse tendue, sur la magie qui occupait le reste du terrain. Le non-civilisé est au contraire celui qui, dédaignant l’effort, a laissé la magie pénétrer jusque dans la zone de la science naissante, se superposer à elle, la masquer au point de nous faire croire