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On comprend aussi que la crainte soit proportionnée à la gravité du danger. Mais c’est un sentiment qui retient, qui détourne, qui retourne : il est essentiellement inhibiteur. Quand le péril est extrême, quand la crainte atteindrait son paroxysme et deviendrait paralysante, une réaction défensive de la nature se produit contre l’émotion qui était également naturelle. Notre faculté de sentir ne pourrait certes pas se modifier, elle reste ce qu’elle était ; mais l’intelligence, sous la poussée de l’instinct, transforme pour elle la situation. Elle suscite l’image qui rassure. Elle donne à l’Événement une unité et une individualité qui en font un être malicieux ou méchant peut-être, mais rapproché de nous, avec quelque chose de sociable et d’humain.

Je demande au lecteur d’interroger ses souvenirs. Ou je me trompe fort, ou ils confirmeront l’analyse de James. Je me permettrai en tout cas d’évoquer un ou deux des miens. Le premier remonte à des temps très anciens, puisque j’étais tout jeune et que je pratiquais les sports, en particulier l’équitation. Voici qu’un beau jour, pour avoir croisé sur la route cette apparition fantastique qu’était un bicycliste juché sur un haut vélocipède, le cheval que je montais prit peur et s’emporta. Que cela pût arriver, qu’il y eût en pareil cas certaines choses à faire ou du moins à tenter, je le savais comme tous ceux qui ont fréquenté un manège. Mais l’éventualité ne s’était jamais présentée à mon esprit que sous forme abstraite. Que l’accident se produisît effectivement, en un point déterminé de l’espace et du temps, qu’il m’arrivât à moi plutôt qu’à un autre, cela me paraissait impliquer une préférence donnée a ma personne. Qui donc m’avait choisi ? Ce n’était pas le cheval. Ce n’était pas un être complet, quel qu’il fût, bon ou mauvais génie. C’était l’événement lui-