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deviendrait alors une intention vivante. Inversement, il faudrait donner à cette intention vivante beaucoup trop de contenu, la lester exagérément de matière, pour obtenir les entités malfaisantes ou bienfaisantes auxquelles pensent les non-civilisés. Nous ne saurions trop le répéter : ces superstitions impliquent d’ordinaire un grossissement, un épaississement, quelque chose enfin de caricatural. Elles marquent le plus souvent que le moyen s’est détaché de sa fin. Une croyance d’abord utile, stimulatrice de la volonté, se sera transportée de l’objet où elle avait sa raison d’être à des objets nouveaux, où elle ne sert plus à rien, où elle pourrait même devenir dangereuse. S’étant multipliée paresseusement, par une imitation tout extérieure d’elle-même, elle aura pour effet maintenant d’encourager à la paresse. N’exagérons rien, cependant. Il est rare que le primitif se sente dispensé par elle d’agir. Des indigènes du Cameroun s’en prendront uniquement aux sorciers si l’un des leurs a été dévoré par un crocodile ; mais M. Lévy-Bruhl, qui rapporte le fait, ajoute, sur le témoignage d’un voyageur, que les crocodiles du pays n’attaquent presque jamais l’homme [1]. Soyons convaincus que, là où le crocodile est régulièrement dangereux, l’indigène s’abstient comme nous d’entrer dans l’eau : l’animal lui fait alors peur, avec ou sans maléfice. Il n’en est pas moins vrai que, pour passer de cette « mentalité primitive » à des états d’âme qui seraient aussi bien les nôtres, il y a le plus souvent deux opérations à accomplir. Il faut d’abord supposer abolie toute notre science. Il faut ensuite se laisser aller à une certaine paresse, se détourner d’une explication qu’on devine plus raisonnable, mais qui exigerait un plus

  1. La Mentalité primitive, p. 38