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intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle ; elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force antagoniste. Nous faisions remarquer que le joueur, qui mise sur un numéro de la roulette, attribuera le succès ou l’insuccès à la veine ou à la déveine, c’est-à-dire à une intention favorable ou défavorable : il n’en expliquera pas moins par des causes naturelles tout ce qui se passe entre le moment où il place l’argent et le moment où la bille s’arrête ; mais à cette causalité mécanique il superposera, à la fin, un choix semi-volontaire qui fasse pendant au sien : l’effet dernier sera ainsi de même importance et de même ordre que la première cause, qui avait également été un choix. De ce raisonnement très logique nous saisissons d’ailleurs l’origine pratique quand nous voyons le joueur esquisser un mouvement de la main pour arrêter la bille : c’est sa volonté de succès, c’est la résistance à cette volonté qu’il va objectiver dans la veine ou la déveine pour se trouver devant une puissance alliée ou ennemie, et pour donner au jeu tout son intérêt. Mais bien plus frappante encore est la ressemblance entre la mentalité du civilisé et celle du primitif quand il s’agit de faits tels que ceux que nous venons d’envisager : la mort, la maladie, l’accident grave. Un officier qui a pris part à la grande guerre nous disait qu’il avait toujours vu les soldats redouter les balles plus que les obus, quoique le tir de l’artillerie fût de beaucoup le plus meurtrier. C’est que par la balle on se sent visé, et que chacun fait malgré lui le raisonnement suivant : « Pour produire cet effet, si important pour moi, que serait la mort ou la blessure grave, il faut une cause de même importance, il faut une intention. » Un soldat qui fut