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qu’il s’en tiendrait (à supposer, bien entendu, qu’il pût renoncer instantanément à des habitudes d’esprit invétérées). En attendant cette science, son action tire de la causalité mécanique tout ce qu’elle en peut tirer, car il tend son arc et il vise ; mais sa pensée va plutôt à la cause extra-mécanique qui doit conduire la flèche où il faut, parce que sa croyance en elle lui donnera, à défaut de l’arme avec laquelle il serait sûr d’atteindre le but, la confiance en soi qui permet de mieux viser.

L’activité humaine se déroule au milieu d’événements sur lesquels elle influe et dont aussi elle dépend. Ceux-ci sont prévisibles en partie et, pour une large part, imprévisibles. Comme notre science élargit de plus en plus le champ de notre prévision, nous concevons à la limite une science intégrale pour laquelle il n’y aurait plus d’imprévisibilité. C’est pourquoi, aux yeux de la pensée réfléchie de l’homme civilisé (nous allons voir qu’il n’en est pas tout à fait ainsi pour sa représentation spontanée) le même enchaînement mécanique de causes et d’effets avec lequel il prend contact quand il agit sur les choses doit s’étendre à la totalité de l’univers. Il n’admet pas que le système d’explication, qui convient aux événements physiques sur lesquels il a prise, doive céder la place, quand il s’aventure plus loin, à un système tout différent, celui dont il use dans la vie sociale quand il attribue à des intentions bonnes ou mauvaises, amicales ou hostiles, la conduite des autres hommes à son égard. S’il le fait, c’est à son insu ; il ne se l’avoue pas à lui-même. Mais le non-civilisé, qui ne dispose que d’une science inextensible, taillée à l’exacte mesure de l’action qu’il exerce sur la matière, ne peut pas jeter dans le champ de l’imprévisible une science virtuelle qui le couvrirait tout entier et qui ouvre tout de suite de larges perspectives à son ambition. Plutôt