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reste avec le corps tactile. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un corps détachable de celui qu’on touche, corps sans intérieur, sans pesanteur, qui s’est transporté instantanément au point où il est. Que ce corps subsiste après la mort, il n’y a rien en lui, sans doute, qui nous invite à le croire. Mais si nous commençons par poser en principe que quelque chose doit subsister, ce sera évidemment ce corps et non pas l’autre, car le corps qu’on touche est encore présent, il reste immobile et ne tarde pas à se corrompre, tandis que la pellicule visible a pu se réfugier n’importe où et demeurer vivante. L’idée que l’homme se survit à l’état d’ombre ou de fantôme est donc toute naturelle. Elle a dû précéder, croyons-nous, l’idée plus raffinée d’un principe qui animerait le corps comme un souffle ; ce souffle (anemos) s’est lui-même peu à peu spiritualisé en âme (anima ou animus). Il est vrai que le fantôme du corps paraît incapable, par lui-même, d’exercer une pression sur les événements humains, et qu’il faut pourtant qu’il l’exerce, puisque c’est l’exigence d’une action continuée qui a fait croire à la survie. Mais ici un nouvel élément intervient.

Nous ne définirons pas encore cette autre tendance élémentaire. Elle est aussi naturelle que les deux précédentes ; c’est également une réaction défensive de la nature. Nous aurons à en rechercher l’origine. Pour le moment, nous n’en considérerons que le résultat. Elle aboutit à la représentation d’une force répandue dans l’ensemble de la nature et se partageant entre les objets et les êtres individuels. Cette représentation, la science des religions la tient généralement pour primitive. On nous parle du « mana » polynésien, dont l’analogue se retrouve ailleurs sous des noms divers : « wakanda » des Sioux, « orna » des Iroquois, « pantang » des Malais, etc.