Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/144

Cette page n’a pas encore été corrigée

que nous trouvons chez les « primitifs » d’aujourd’hui. À supposer qu’elle ait paru telle quelle dans une humanité sortant des mains de la nature, elle ne s’appliquait pas à toutes les mêmes choses, ni probablement à autant de choses. Chaque tabou devait être une interdiction à laquelle la société trouvait un intérêt défini. Irrationnel du point de vue de l’individu, puisqu’il arrêtait net des actes intelligents sans s’adresser à l’intelligence, il était rationnel en tant qu’avantageux à la société et à l’espèce. C’est ainsi que les relations sexuelles, par exemple, ont pu être utilement réglées par des tabous. Mais, justement parce qu’il n’était pas fait appel à l’intelligence individuelle et qu’il s’agissait même de la contrecarrer, celle-ci, s’emparant de la notion du tabou, a dû en faire toute sorte d’extensions arbitraires, par des associations d’idées accidentelles, et sans s’inquiéter de ce qu’on pourrait appeler l’intention originelle de la nature. Ainsi, à supposer que le tabou ait toujours été ce qu’il est aujourd’hui, il ne devait pas concerner un aussi grand nombre d’objets, ni donner des applications aussi déraisonnables. — Mais a-t-il conservé sa forme originelle ? L’intelligence des « primitifs » ne diffère pas essentiellement de la nôtre ; elle doit incliner, comme la nôtre, à convertir le dynamique en statique et à solidifier les actions en choses. On peut donc présumer que, sous son influence, les interdictions se sont installées dans les choses auxquelles elles se rapportaient : ce n’étaient que des résistances opposées à des tendances, mais comme la tendance a le plus souvent un objet, c’est de l’objet, comme si elle siégeait en lui, que la résistance a semblé partir, devenant ainsi un attribut de sa substance. Dans les sociétés stagnantes, cette consolidation s’est faite définitivement. Elle a pu être moins