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conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête. Mais la nature veille. Tout à l’heure, devant la barrière ouverte, un gardien avait surgi, qui interdisait l’entrée et repoussait le contrevenant. Ici ce sera un dieu protecteur de la cité, lequel défendra, menacera, réprimera. L’intelligence se règle en effet sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu’on appelle les souvenirs. Puisque l’instinct n’existe plus qu’à l’état de trace ou de virtualité, puisqu’il n’est pas assez fort pour provoquer des actes ou pour les empêcher, il devra susciter une perception illusoire ou tout au moins une contrefaçon de souvenir assez précise, assez frappante, pour que l’intelligence se détermine par elle. Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence.

Mais nous n’obtenons ainsi qu’une figuration stylisée de ce qui se passe effectivement. Pour plus de clarté, nous avons supposé dans la société une brusque révolte de l’individu, et dans l’imagination individuelle la soudaine apparition d’un dieu qui empêche ou qui défend. Les choses prennent sans doute cette forme dramatique, à un moment donné et pour un certain temps, dans une humanité déjà avancée sur la route de la civilisation. Mais la réalité n’évolue vers la précision du drame que par l’intensification de l’essentiel et par l’élimination du surabondant. En fait, dans les groupements humains tels qu’ils ont pu sortir des mains de la nature, la distinction entre ce qui importe et ce qui n’importe pas à la cohésion du groupe n’est pas aussi nette, les conséquences d’un acte accompli par l’individu ne paraissent pas aussi strictement individuelles, la force d’inhibition qui surgit au