Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je ne parle pas de l’intérêt qu’il y aurait à approfondir certains états anormaux ou morbides qui impliquent entre les membres d’une société, comme entre les abeilles de la ruche, une invisible anastomose : en dehors de la ruche l’abeille s’étiole et meurt ; isolé de la société ou ne participant pas assez à son effort, l’homme souffre d’un mal peut-être analogue, bien peu étudié jusqu’à présent, qu’on appelle l’ennui ; quand l’isolement se prolonge, comme dans la réclusion pénale, des troubles mentaux caractéristiques se déclarent. Ces phénomènes mériteraient déjà que la psychologie leur ouvrît un compte spécial ; il se solderait par de beaux bénéfices. Mais ce n’est pas assez dire. L’avenir d’une science dépend de la manière dont elle a d’abord découpé son objet. Si elle a eu la chance de trancher selon les articulations naturelles, ainsi que le bon cuisinier dont parle Platon, peu importe le nombre des morceaux qu’elle aura faits : comme le découpage en parties aura préparé l’analyse en éléments, on possédera finalement une représentation simplifiée de l’ensemble. C’est de quoi notre psychologie ne s’est pas avisée quand elle a reculé devant certaines subdivisions. Par exemple, elle pose des facultés générales de percevoir, d’interpréter, de comprendre, sans se demander si ce ne seraient pas des mécanismes différents qui entreraient en jeu selon que ces facultés s’appliquent à des personnes ou à des choses, selon que l’intelligence est immergée ou non dans le milieu social. Pourtant le commun des hommes esquisse déjà cette distinction et l’a même consignée dans son langage : à côté des sens, qui nous renseignent sur les choses, il met le bon sens, qui concerne nos relations avec les personnes. Comment ne pas remarquer que l’on peut être profond mathématicien, savant physicien, psychologue délicat en tant que s’analysant soi-même, et pour-