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et de l’intérêt général sera démontrée, et où l’obligation se ramènera à la nécessité, sentie par nous, de penser à autrui si nous voulons nous rendre intelligemment utiles à nous-mêmes. Mais nous pourrons toujours répondre qu’il ne nous plaît pas d’entendre ainsi notre intérêt, et l’on ne voit pas alors pourquoi nous nous sentirions encore obligés. Nous sommes obligés cependant, et l’intelligence le sait bien, et c’est pourquoi elle a tenté la démonstration. Mais la vérité est que sa démonstration ne semble aboutir que parce qu’elle livre passage à quelque chose dont elle ne parle pas, et qui est l’essentiel : une nécessité subie et sentie, que le raisonnement avait refoulée et qu’un raisonnement antagoniste ramène. Ce qu’il y a de proprement obligatoire dans l’obligation ne vient donc pas de l’intelligence. Celle-ci n’explique, de l’obligation, que ce qu’on y trouve d’hésitation. Là où elle paraît fonder l’obligation, elle se borne à la maintenir en résistant à une résistance, en s’empêchant d’empêcher. Nous verrons d’ailleurs, dans le prochain chapitre, quels auxiliaires elle s’adjoint. Pour le moment, reprenons une comparaison qui nous a déjà servi. Une fourmi qui accomplit son rude labeur comme si elle ne pensait jamais à elle, comme si elle ne vivait que pour la fourmilière, est vraisemblablement en état somnambulique ; elle obéit à une nécessité inéluctable. Supposez qu’elle devienne brusquement intelligente : elle raisonnera sur ce qu’elle fait, se demandera pourquoi elle le fait, se dira qu’elle est bien sotte de ne pas se donner du repos et du bon temps. « Assez de sacrifices ! Le moment est venu de penser à soi. » Voilà l’ordre naturel bouleversé. Mais la nature veille. Elle avait pourvu la fourmi de l’instinct social ; elle vient d’y joindre, peut-être parce que l’instinct se trouvait en avoir momentanément besoin, une lueur