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drait pratiquer l’égoïsme absolu devrait s’enfermer en lui-même, et ne plus se soucier assez du prochain pour le jalouser ou l’envier, il entre de la sympathie dans ces formes de la haine, et les vices mêmes de l’homme vivant en société ne sont pas sans impliquer quelque vertu : tous sont saturés de vanité, et vanité signifie d’abord sociabilité. À plus forte raison pourra-t-on déduire approximativement la morale de sentiments tels que celui de l’honneur, ou la sympathie, ou la pitié. Chacune de ces tendances, chez l’homme vivant en société, est chargée de ce que la morale sociale y a déposé ; et il faudrait l’avoir vidée de ce contenu, au risque de la réduire à bien peu de chose, pour ne pas commettre une pétition de principe en expliquant par elle la morale. La facilité avec laquelle on compose des théories de ce genre devrait éveiller nos soupçons : si les fins les plus diverses peuvent ainsi être transmuées par les philosophes en fins morales, c’est vraisemblablement — comme ils ne tiennent pas encore la pierre philosophale — qu’ils avaient commencé par mettre de l’or au fond de leur creuset. Comme aussi il est évident qu’aucune de ces doctrines ne rendra compte de l’obligation ; nous pourrons être tenus à l’adoption de certains moyens si nous voulons réaliser telle ou telle fin ; mais s’il nous plaît de renoncer à la fin, comment nous imposer les moyens ? Pourtant, en adoptant l’une quelconque de ces fins comme principe de la morale, les philosophes en ont tiré des systèmes de maximes qui, sans aller jusqu’à prendre la forme d’impératifs, s’en rapprochent assez pour qu’on puisse s’en contenter. La raison en est bien simple. Ils ont envisagé la poursuite de ces fins, encore une fois, dans une société où il y a des pressions décisives et des aspirations complémentaires qui les prolongent. Pression et attraction, en se déterminant,