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critique acceptable serait une nouvelle étude, plus approfondie mais également directe, de la chose même. Malheureusement, il n’est que trop porté lui-même à critiquer en toute occasion, alors qu’il n’a pu creuser effectivement que deux ou trois problèmes. En contestant à la pure « intelligence » le pouvoir d’apprécier ce qu’il fait, il se priverait lui-même du droit de juger dans des cas où il n’est plus ni philosophe ni savant, mais simplement « intelligent ». Il aime donc mieux adopter l’illusion commune. À cette illusion d’ailleurs tout l’encourage. Couramment on vient consulter sur un point difficile des hommes incompétents, parce qu’ils sont arrivés à la notoriété par leur compétence en de tout autres matières. On flatte ainsi chez eux, et surtout on fortifie dans l’esprit du public, l’idée qu’il existe une faculté générale de connaître les choses sans les avoir étudiées, une « intelligence » qui n’est ni simplement l’habitude de manier dans la conversation les concepts utiles à la vie sociale, ni la fonction mathématique de l’esprit, mais une certaine puissance d’obtenir des concepts sociaux la connaissance du réel en les combinant plus ou moins adroitement entre eux. Cette adresse supérieure serait ce qui fait la supériorité de l’esprit. Comme si la vraie supériorité pouvait être autre chose qu’une plus grande force d’attention ! Comme si cette attention n’était pas nécessairement spécialisée, c’est-à-dire inclinée par la nature ou l’habitude vers certains objets plutôt que vers d’autres ! Comme si elle n’était pas vision directe, vision qui perce le voile des mots, et comme si ce n’était pas l’ignorance même des choses qui donne tant de facilité à en parler ! Nous prisons, quant à nous, la connaissance scientifique et la compétence technique autant que la vision intuitive. Nous croyons qu’il est de l’essence de l’homme de créer matériellement et moralement, de fabri-