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contre quoi nous protestons d’abord. Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses.

Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai. La nature se soucie peu de faciliter notre conversation. Entre la réalité concrète et celle que nous aurions reconstruite a priori, quelle distance ! À cette reconstruction s’en tient pourtant un esprit qui n’est que critique, puisque son rôle n’est pas de travailler sur la chose, mais d’apprécier ce que quelqu’un en a dit. Comment appréciera-t-il, sinon en comparant la solution qu’on lui apporte, extraite de la chose, à celle qu’il eût composée avec les idées courantes, c’est-à-dire avec les mots dépositaires de la pensée sociale ? Et que signifiera son jugement, sinon qu’on n’a plus besoin de chercher, que cela dérange la société, qu’il faut tirer une barre au-dessous des connaissances vagues emmagasinées dans le langage, faire le total, et s’en tenir là ? « Nous savons tout », tel est le postulat de cette méthode. Personne n’oserait plus l’appliquer à la critique des théories physiques ou astronomiques. Mais couramment on procède ainsi en philosophie. À celui qui a travaillé, lutté, peiné pour écarter les idées toutes faites et prendre contact avec la chose, on oppose la solution qu’on prétend « raisonnable ». Le vrai chercheur devrait protester. Il lui appartiendrait de montrer que la faculté de critiquer, ainsi entendue, est un parti pris d’ignorer, et que la seule