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trillions d’oscillations ou plus généralement d’événements extérieurs qui se répètent : cette immense histoire, que nous mettrions des centaines de siècles à dérouler, nous l’appréhendons dans une synthèse indivisible. Ainsi la perception, la pensée, le langage, toutes les activités individuelles ou sociales de l’esprit conspirent à nous mettre en présence d’objets que nous pouvons tenir pour invariables et immobiles pendant que nous les considérons, comme aussi en présence de personnes, y compris la nôtre, qui deviendront à nos yeux des objets et, par là même, des substances invariables. Comment déraciner une inclination aussi profonde ? Comment amener l’esprit humain à renverser le sens de son opération habituelle, à partir du changement et du mouvement, envisagés comme la réalité même, et à ne plus voir dans les arrêts ou les états que des instantanés pris sur du mouvant ? Il fallait lui montrer que, si la marche habituelle de la pensée est pratiquement utile, commode pour la conversation, la coopération, l’action, elle conduit à des problèmes philosophiques qui sont et qui resteront insolubles, étant posés à l’envers. C’est précisément parce qu’on les voyait insolubles, et parce qu’ils n’apparaissaient pas comme mal posés, que l’on concluait à la relativité de toute connaissance et à l’impossibilité d’atteindre l’absolu. Le succès du positivisme et du kantisme, attitudes d’esprit à peu près générales quand nous commencions à philosopher, venait principalement de là. À l’attitude humiliée on devait renoncer peu à peu, à mesure qu’on apercevrait la vraie cause des antinomies irréductibles. Celles-ci étaient de fabrication humaine. Elles ne venaient pas du fond des choses, mais d’un transport automatique, à la spéculation, des habitudes contractées dans l’action. Ce qu’un laisser-aller de l’intelligence avait fait, un effort de l’intelligence pouvait