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faculté de vouloir, ou celle des êtres qui me ressemblent, ou même la poussée vitale des êtres organisés, supposée alors analogue à mon élan de conscience. Mais plus vous augmenterez l’extension du terme, plus vous en diminuerez la compréhension. Si vous englobez dans son extension la matière, vous videz sa compréhension des caractères positifs par lesquels la spontanéité tranche sur le mécanisme, et la liberté sur la nécessité. Quand enfin le mot en vient à désigner tout ce qui existe, il ne signifie plus qu’existence. Que gagnez-vous alors à dire que le monde est volonté, au lieu de constater tout bonnement qu’il est ?

Mais le concept au contenu indéterminé, ou plutôt sans contenu, auquel on aboutit ainsi, et qui n’est plus rien, on veut qu’il soit tout. On fait alors appel au Dieu de la religion, qui est la détermination même et, de plus, essentiellement agissant. Il est au sommet de l’être : on fait coïncider avec lui ce qu’on prend, bien à tort, pour le sommet de la connaissance. Quelque chose de l’adoration et du respect que l’humanité lui voue passe alors au principe qu’on a décoré de son nom. Et de là vient, en grande partie, le dogmatisme de la philosophie moderne.

La vérité est qu’une existence ne peut être donnée que dans une expérience. Cette expérience s’appellera vision ou contact, perception extérieure en général, s’il s’agit d’un objet matériel ; elle prendra le nom d’intuition quand elle portera sur l’esprit. Jusqu’où va l’intuition ? Elle seule pourra le dire. Elle ressaisit un fil : à elle de voir si ce fil monte jusqu’au ciel ou s’arrête à quelque distance de terre. Dans le premier cas, l’expérience métaphysique se reliera à celle des grands mystiques : nous croyons constater, pour notre part, que la vérité est là. Dans le second, elles resteront isolées l’une de l’autre, sans pour cela répugner entre elles.