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c’est qu’il ne dépendait pas d’elle d’en prendre un autre. Comme elle travaillait en dehors de l’expérience, sur de purs concepts, force lui était bien de se suspendre à un concept d’où l’on pût tout déduire et qui contînt tout. Telle était justement l’idée qu’elle se faisait de Dieu.

Mais pourquoi se faisait-elle de Dieu cette idée ? Qu’Aristote en soit venu à fondre tous les concepts en un seul, et à poser comme principe d’explication universel une « Pensée de la Pensée », proche parente de l’Idée platonicienne du Bien, que la philosophie moderne, continuatrice de celle d’Aristote, se soit engagée dans une voie analogue, cela se comprend à la rigueur. Ce qui se comprend moins, c’est qu’on ait appelé Dieu un principe qui n’a rien de commun avec celui que l’humanité a toujours désigné par ce mot. Le dieu de la mythologie antique et le Dieu du christianisme ne se ressemblent guère, sans aucun doute, mais vers l’un et vers l’autre montent des prières, l’un et l’autre s’intéressent à l’homme : statique ou dynamique, la religion tient ce point pour fondamental. Et pourtant il arrive encore à la philosophie d’appeler Dieu un Être que son essence condamnerait à ne tenir aucun compte des invocations humaines, comme si, embrassant théoriquement toutes choses, il était, en fait, aveugle à nos souffrances et sourd à nos prières. En approfondissant ce point, on y trouverait la confusion, naturelle à l’esprit humain, entre une idée explicative et un principe agissant. Les choses étant ramenées à leurs concepts, les concepts s’emboîtant les uns dans les autres, on arrive finalement à une idée des idées, par laquelle on s’imagine que tout s’explique. À vrai dire, elle n’explique pas grand-chose, d’abord parce qu’elle accepte la subdivision et la répartition du réel en concepts que la société a consignées dans le langage et qu’elle avait le