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s’en tenir aux données des sens, qui ne nous livraient sans doute qu’une partie de la réalité, mais qui nous laissaient du moins sur le terrain solide du réel. Il y aurait un tout autre parti à prendre. Ce serait de prolonger la vision de l’œil par une vision de l’esprit. Ce serait, sans quitter le domaine de l’intuition, c’est-à-dire des choses réelles, individuelles, concrètes, de chercher sous l’intuition sensible une intuition intellectuelle. Ce serait, par un puissant effort de vision mentale, de percer l’enveloppe matérielle des choses et d’aller lire la formule, invisible à l’œil, que déroule et manifeste leur matérialité. Alors apparaîtrait l’unité qui relie les êtres les uns aux autres, l’unité d’une pensée que nous voyons, de la matière brute à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme, se ramasser sur sa propre substance, jusqu’à ce que, de concentration en concentration, nous aboutissions à la pensée divine, qui pense toutes choses en se pensant elle-même. Telle fut la doctrine d’Aristote. Telle est la discipline intellectuelle dont il apporta la règle et l’exemple. En ce sens, Aristote est le fondateur de la métaphysique et l’initiateur d’une certaine méthode de penser qui est la philosophie même.

Grande et importante idée ! Sans doute on pourra contester, du point de vue historique, quelques-uns des développements que l’auteur lui donne. Peut-être M. Ravaisson regarde-t-il parfois Aristote à travers les Alexandrins, d’ailleurs si fortement teintés d’aristotélisme. Peut-être aussi a-t-il poussé un peu loin, au point de la convertir en une opposition radicale, la différence souvent légère et superficielle, pour ne pas dire verbale, qui sépare Aristote de Platon. Mais si M. Ravaisson avait donné pleine satisfaction sur ces points aux historiens de la philosophie, nous y aurions perdu, sans doute, ce qu’il y a de plus original et