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libres de résister au courant ou de le suivre, et, même si nous le suivons, nous pouvons l’infléchir diversement, étant associés en même temps que soumis à la force qui s’y manifeste. Il n’en est pas moins vrai que ces courants ne sont pas créés par nous ; ils font partie intégrante de la réalité. Le pragmatisme aboutit ainsi à intervertir l’ordre dans lequel nous avons coutume de placer les diverses espèces de vérité. En dehors des vérités qui traduisent des sensations brutes, ce seraient les vérités de sentiment qui pousseraient dans la réalité les racines les plus profondes. Si nous convenons de dire que toute vérité est une invention, il faudra, je crois, pour rester fidèle à la pensée de William James, établir entre les vérités de sentiment et les vérités scientifiques le même genre de différence qu’entre le bateau à voiles, par exemple, et le bateau à vapeur : l’un et l’autre sont des inventions humaines ; mais le premier ne fait à l’artifice qu’une part légère, il prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu’il utilise ; dans le second, au contraire, c’est le mécanisme artificiel qui tient la plus grande place ; il recouvre la force qu’il met en jeu et lui assigne une direction que nous avons choisie nous-mêmes.

La définition que James donne de la vérité fait donc corps avec sa conception de la réalité. Si la réalité n’est pas cet univers économique et systématique que notre logique aime à se représenter, si elle n’est pas soutenue par une armature d’intellectualité, la vérité d’ordre intellectuel est une invention humaine qui a pour effet d’utiliser la réalité plutôt que de nous introduire en elle. Et si la réalité ne forme pas un ensemble, si elle est multiple et mobile, faite de courants qui s’entre-croisent, la vérité qui naît d’une prise de contact avec quelqu’un de ces courants, — vérité