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plus souvent et n’ayant jamais réussi. Deux fois seulement dans l’histoire de la science moderne, et pour les deux formes principales que notre connaissance de la nature a prises, l’esprit d’invention s’est replié sur lui-même pour s’analyser et pour déterminer ainsi les conditions générales de la découverte scientifique. Cet heureux mélange de spontanéité et de réflexion, de science et de philosophie, s’est produit les deux fois en France.

La pensée constante de Claude Bernard, dans son Introduction, a été de nous montrer comment le fait et l’idée collaborent à la recherche expérimentale. Le fait, plus ou moins clairement aperçu, suggère l’idée d’une explication ; cette idée, le savant demande à l’expérience de la confirmer ; mais, tout le temps que son expérience dure, il doit se tenir prêt à abandonner son hypothèse ou à la remodeler sur les faits. La recherche scientifique est donc un dialogue entre l’esprit et la nature. La nature éveille notre curiosité ; nous lui posons des questions ; ses réponses donnent à l’entretien une tournure imprévue, provoquant des questions nouvelles auxquelles la nature réplique en suggérant de nouvelles idées, et ainsi de suite indéfiniment. Quand Claude Bernard décrit cette méthode, quand il en donne des exemples, quand il rappelle les applications qu’il en a faites, tout ce qu’il expose nous paraît si simple et si naturel qu’à peine était-il besoin, semble-t-il, de le dire : nous croyons l’avoir toujours su. C’est ainsi que le portrait peint par un grand maître peut nous donner l’illusion d’avoir connu le modèle.

Pourtant il s’en faut que, même aujourd’hui, la méthode de Claude Bernard soit toujours comprise et pratiquée comme elle devrait l’être. Cinquante ans ont passé sur son œuvre ; nous n’avons jamais cessé de la lire et de l’admirer : avons-nous tiré d’elle tout l’enseignement qu’elle contient ?