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est tendance et par conséquent mobilité, avec les percepts et les concepts qui ont pour fonction de l’immobiliser. Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si l’on se donne la mobilité, on peut en tirer par la pensée autant d’arrêts qu’on voudra. En d’autres termes, on comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile ; mais il n’y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel. Le dogmatisme, en tant que constructeur de systèmes, a cependant toujours tenté cette reconstitution.

V. Il devait y échouer. C’est cette impuissance, et cette impuissance seulement, que constatent les doctrines sceptiques, idéalistes, criticistes, toutes celles enfin qui contestent à notre esprit le pouvoir d’atteindre l’absolu. Mais, de ce que nous échouons à reconstituer la réalité vivante avec des concepts raides et tout faits, il ne suit pas que nous ne puissions la saisir de quelque autre manière. Les démonstrations qui ont été données de la relativité de notre connaissance sont donc entachées d’un vice originel : elles supposent, comme le dogmatisme qu’elles attaquent, que toute connaissance doit nécessairement partir de concepts aux contours arrêtés pour étreindre avec eux la réalité qui s’écoule.

VI. Mais la vérité est que notre esprit peut suivre la marche inverse. Il peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement. Il faut pour cela qu’il se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses. Ainsi seulement se constituera une philosophie pro-