Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

possibles de la chose vis-à-vis de nous, comme aussi nos meilleures attitudes possibles vis-à-vis d’elle. Là est le rôle ordinaire des concepts tout faits, ces stations dont nous jalonnons le trajet du devenir. Mais vouloir, avec eux, pénétrer jusqu’à la nature intime des choses, c’est appliquer à la mobilité du réel une méthode qui est faite pour donner des points de vue immobiles sur elle. C’est oublier que, si la métaphysique est possible, elle ne peut être qu’un effort pour remonter la pente naturelle du travail de la pensée, pour se placer tout de suite, par une dilatation de l’esprit, dans la chose qu’on étudie, enfin pour aller de la réalité aux concepts et non plus des concepts à la réalité. Est-il étonnant que les philosophes voient si souvent fuir devant eux l’objet qu’ils prétendent étreindre, comme des enfants qui voudraient, en fermant la main, capter de la fumée ? Ainsi se perpétuent bien des querelles entre les écoles, dont chacune reproche aux autres d’avoir laissé le réel s’envoler.

Mais si la métaphysique doit procéder par intuition, si l’intuition a pour objet la mobilité de la durée, et si la durée est d’essence psychologique, n’allons-nous pas enfermer le philosophe dans la contemplation exclusive de lui-même ? La philosophie ne va-t-elle pas consister à se regarder simplement vivre, « comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler » ? Parler ainsi serait revenir à l’erreur que nous n’avons cessé de signaler depuis le commencement de cette étude. Ce serait méconnaître la nature singulière de la durée, en même temps que le caractère essentiellement actif de l’intuition métaphysique. Ce serait ne pas voir que, seule, la méthode dont nous parlons permet de dépasser l’idéalisme aussi bien que le réalisme, d’affirmer l’existence d’objets inférieurs et supérieurs à nous, quoique cependant, en un certain sens, intérieurs à nous, de les faire coexister ensemble