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spatialisé que nous nous plaçons d’ordinaire. Nous n’avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C’est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.

Ainsi, qu’il s’agisse du dedans ou du dehors, de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C’est ce que j’exprimais en disant qu’il y a du changement, mais qu’il n’y a pas de choses qui changent.

Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d’entre nous seront peut-être pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l’existence. Ils estiment que si tout passe, rien n’existe ; et que si la réalité est mobilité, elle n’est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l’esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses. — Qu’ils se rassurent ! Le changement, s’ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra comme ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d’une fixité qui n’est qu’un arrangement éphémère entre des mobilités. J’arrive ici, en effet, au troisième point sur lequel je voulais attirer votre attention.

C’est que, si le changement est réel et même constitutif de toute réalité, nous devons envisager le passé autrement que nous n’avons été habitués à le faire par la philosophie et par le langage. Nous inclinons à nous représenter notre passé comme de l’inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle. Pour eux et pour nous,