Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

glissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir.

J’ai parlé du mouvement ; mais j’en dirais autant de n’importe quel changement. Tout changement réel est un changement indivisible. Nous aimons à le traiter comme une série d’états distincts qui s’aligneraient, en quelque sorte, dans le temps. C’est naturel encore. Si le changement est continuel en nous et continuel aussi dans les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de nous appelle « moi » puisse agir sur le changement ininterrompu que nous appelons une « chose », il faut que ces deux changements se trouvent, l’un par rapport à l’autre, dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l’heure. Nous disons par exemple qu’un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d’abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c’est une oscillation infiniment rapide, c’est du changement. Et, d’autre part, la perception que nous en avons, dans ce qu’elle a de subjectif, n’est qu’un aspect isolé, abstrait, de l’état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement cette perception dite invariable : en fait, il n’y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant. De sorte que la couleur, en dehors de nous, est la mobilité même, et que notre propre personne est mobilité encore. Mais tout le mécanisme de notre perception des choses, comme celui de notre action sur les choses, a été réglé de manière à amener ici, entre la mobilité externe et la mobilité intérieure, une situation comparable à celle de nos deux trains, — plus compliquée, sans doute, mais du même genre : quand les deux changements, celui de l’objet et celui du sujet, ont lieu dans ces conditions particulières,