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quelque chose qui s’y surajoute. Rien de plus légitime dans la pratique. Mais lorsque nous transportons cette habitude d’esprit dans le domaine de la spéculation, nous méconnaissons la réalité vraie, nous créons, de gaieté de cœur, des problèmes insolubles, nous fermons les yeux à ce qu’il y a de plus vivant dans le réel.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d’Élée. Tous impliquent la confusion du mouvement avec l’espace parcouru, ou tout au moins l’idée qu’on peut traiter le mouvement comme on traite l’espace, le diviser sans tenir compte de ses articulations. Achille, nous dit-on, n’atteindra jamais la tortue qu’il poursuit, car, lorsqu’il arrivera au point où était la tortue, celle-ci aura eu le temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment. Les philosophes ont réfuté cet argument de bien des manières, et de manières si différentes que chacune de ces réfutations enlève aux autres le droit de se croire définitive. Il y aurait eu pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c’eût été d’interroger Achille. Car, puisqu’Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s’y prend. Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai : son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course : voici, sans aucun doute, ce qu’il nous répondra. « Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu’elle a quitté encore, etc. : c’est ainsi qu’il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m’y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j’en fais un dernier par lequel j’enjambe la tortue. J’accomplis