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de précision et de portée inégales. Ce que je veux surtout dire, c’est que la connaissance usuelle est astreinte, comme la connaissance scientifique et pour les mêmes raisons qu’elle, à prendre les choses dans un temps pulvérisé où un instant sans durée succède à un instant qui ne dure pas davantage. Le mouvement est pour elle une série de positions, le changement une série de qualités, le devenir en général une série d’états. Elle part de l’immobilité (comme si l’immobilité pouvait être autre chose qu’une apparence, comparable à l’effet spécial qu’un mobile produit sur un autre mobile quand ils sont réglés l’un sur l’autre), et par un ingénieux arrangement d’immobilités elle recompose une imitation du mouvement qu’elle substitue au mouvement lui-même : opération pratiquement commode mais théoriquement absurde, grosse de toutes les contradictions, de tous les faux problèmes que la Métaphysique et la Critique rencontrent devant elles.

Mais, justement parce que c’est là que le sens commun tourne le dos à la philosophie, il suffira que nous obtenions de lui une volte-face en ce point pour que nous le replacions dans la direction de la pensée philosophique. Sans doute l’intuition comporte bien des degrés d’intensité, et la philosophie bien des degrés de profondeur ; mais l’esprit qu’on aura ramené à la durée réelle vivra déjà de la vie intuitive et sa connaissance des choses sera déjà philosophie. Au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisé, il apercevra la fluidité continue du temps réel qui coule indivisible. Au lieu d’états superficiels qui viendraient tour à tour recouvrir une chose indifférente et qui entretiendraient avec elle le mystérieux rapport du phénomène à la substance, il saisira un seul et même changement qui va toujours s’allongeant, comme dans une