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dans sa doctrine, est de rejeter certaines choses définitivement ? Plus tard, il pourra varier dans ce qu’il affirmera ; il ne variera guère dans ce qu’il nie. Et s’il varie dans ce qu’il affirme, ce sera encore en vertu de la puissance de négation immanente à l’intuition ou à son image. Il se sera laissé aller à déduire paresseusement des conséquences selon les règles d’une logique rectiligne ; et voici que tout à coup, devant sa propre affirmation, il éprouve le même sentiment d’impossibilité qui lui était venu d’abord devant l’affirmation d’autrui. Ayant quitté en effet la courbe de sa pensée pour suivre tout droit la tangente, il est devenu extérieur à lui-même. Il rentre en lui quand il revient à l’intuition. De ces départs et de ces retours sont faits les zigzags d’une doctrine qui « se développe », c’est-à-dire qui se perd, se retrouve, et se corrige indéfiniment elle-même.

Dégageons-nous de cette complication, remontons vers l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de lieu dont elle semblait dépendre. Sans doute les problèmes dont le philosophe s’est occupé sont les problèmes qui se posaient de son temps ; la science qu’il a utilisée ou critiquée était la science de son temps ; dans les théories qu’il expose on pourra même retrouver, si on les y cherche, les idées de ses contemporains et de ses devanciers. Comment en serait-il autrement ? Pour faire comprendre le nouveau, force est bien de l’exprimer en fonction de l’ancien ; et les problèmes déjà posés, les solutions qu’on en avait fournies, la philosophie et la science du temps où il a vécu, ont été pour chaque grand penseur, la matière dont il était obligé de se servir pour donner une forme concrète à sa pensée. Sans compter qu’il est de tradition, depuis l’antiquité, de présenter toute philosophie