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disons alors qu’il n’y a plus rien, entendant par là que ce qui est ne nous intéresse pas, que nous nous intéressons à ce qui n’est plus là ou à ce qui aurait pu y être. L’idée d’absence, ou de néant, ou de rien, est donc inséparablement liée à celle de suppression, réelle ou éventuelle, et celle de suppression n’est elle-même qu’un aspect de l’idée de substitution. Il y a là des manières de penser dont nous usons dans la vie pratique ; il importe particulièrement à notre industrie que notre pensée sache retarder sur la réalité et rester attachée, quand il le faut, à ce qui était ou à ce qui pourrait être, au lieu d’être accaparée par ce qui est. Mais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication à celui de la création, quand nous nous demandons pourquoi il y a de l’être, pourquoi quelque chose ou quelqu’un, pourquoi le monde ou Dieu existe et pourquoi pas le néant, quand nous nous posons enfin le plus angoissant des problèmes métaphysiques, nous acceptons virtuellement une absurdité ; car si toute suppression est une substitution, si l’idée d’une suppression n’est que l’idée tronquée d’une substitution, alors parler d’une suppression de tout est poser une substitution qui n’en serait pas une c’est se contredire soi-même. Ou l’idée d’une suppression de tout a juste autant d’existence que celle d’un carré rond — l’existence d’un son, flatus vocis, — ou bien, si elle représente quelque chose, elle traduit un mouvement de l’intelligence qui va d’un objet à un autre, préfère celui qu’elle vient de quitter à celui qu’elle trouve devant elle, et désigne par « absence du premier » la présence du second. On a posé le tout, puis on a fait disparaître, une à une, chacune de ses parties, sans consentir à voir ce qui la remplaçait : c’est donc la totalité des présences, simplement disposées dans un nouvel ordre, qu’on a devant soi quand on veut totaliser