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CRÉATION ET NOUVEAUTÉ

en droit ; il devient inconscient en fait là où la conscience s’endort, mais, jusque dans les régions où la conscience somnole, chez le végétal par exemple, il y a évolution réglée, progrès défini, vieillissement, enfin tous les signes extérieurs de la durée qui caractérise la conscience. Pourquoi d’ailleurs parler d’une matière inerte où la vie et la conscience s’inséreraient comme dans un cadre ? De quel droit met-on l’inerte d’abord ? Les anciens avaient imaginé une Âme du Monde qui assurerait la continuité d’existence de l’univers matériel. Dépouillant cette conception de ce qu’elle a de mythique, je dirais que le monde inorganique est une série de répétitions ou de quasi-répétitions infiniment rapides qui se somment en changements visibles et prévisibles. Je les comparerais aux oscillations du balancier de l’horloge : celles-ci sont accolées à la détente continue d’un ressort qui les relie entre elles et dont elles scandent le progrès ; celles-là rythment la vie des êtres conscients et mesurent leur durée. Ainsi, l’être vivant dure essentiellement ; il dure, justement parce qu’il élabore sans cesse du nouveau et parce qu’il n’y a pas d’élaboration sans recherche, pas de recherche sans tâtonnement. Le temps est cette hésitation même, ou il n’est rien du tout. Supprimez le conscient et le vivant (et vous ne le pouvez que par un effort artificiel d’abstraction, car le monde matériel, encore une fois, implique peut-être la présence nécessaire de la conscience et de la vie), vous obtenez en effet un univers dont les états successifs sont théoriquement calculables d’avance, comme les images, antérieures au déroulement, qui sont juxtaposées sur le film cinématographique. Mais alors, à quoi bon le déroulement ? Pourquoi la réalité se déploie-t-elle ? Comment n’est-elle pas déployée ? À quoi sert le temps ? (Je parle du temps réel, concret, et non pas de ce temps abstrait