Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
PENSÉE ET PANTOMINE

nous voulons leur faire dire si le rythme, la ponctuation et toute la chorégraphie du discours ne les aident pas à obtenir du lecteur, guidé alors par une série de mouvements naissants, qu’il décrive une courbe de pensée et de sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. Tout l’art d’écrire est là. C’est quelque chose comme l’art du musicien ; mais ne croyez pas que la musique dont il s’agit ici s’adresse simplement à l’oreille, comme on se l’imagine d’ordinaire. Une oreille étrangère, si habituée qu’elle puisse être à la musique, ne fera pas de différence entre la prose française que nous trouvons musicale et celle qui ne l’est pas, entre ce qui est parfaitement écrit en français et ce qui ne l’est qu’approximativement : preuve évidente qu’il s’agit de tout autre chose que d’une harmonie matérielle des sons. En réalité, l’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre. Le rythme de la parole n’a donc d’autre objet que de reproduire le rythme de la pensée ; et que peut être le rythme de la pensée sinon celui des mouvements naissants, à peine conscients, qui l’accompagnent ? Ces mouvements, par lesquels la pensée s’extérioriserait en actions, doivent être préparés et comme préformés dans