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choix te maintiennent dans un état de tension ininterrompue. Tu ne t’en rends pas compte sur le moment, pas plus que tu ne sens la pression de l’atmosphère. Mais tu te fatigues à la longue. Avoir du bon sens est très fatigant.

« Or, je te le disais tout à l’heure : je diffère de toi précisément en ce que je ne fais rien. L’effort que tu fournis sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Tu t’attaches à la vie ; je suis détaché d’elle. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir, c’est se désintéresser[1]. On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas entendre des coups de tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant ? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser.

« Tu me demandes ce que je fais quand je rêve ? Je vais te dire ce que tu fais quand tu veilles. Tu me prends, — moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé, — et tu m’amènes, de contraction en contraction, à m’enfermer dans le très petit cercle que tu traces autour de ton action présente. Cela c’est veiller, c’est vivre de la vie psychologique normale, c’est lutter, c’est vouloir. Quant au rêve, as-tu besoin que je te l’explique ? C’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu négliges de te concentrer sur un seul point, dès que tu cesses de vouloir. Si tu insistes, si tu exiges qu’on t’explique

  1. L’idée que nous présentons Ici a fait du chemin depuis que nous la proposions dans cette conférence. La conception du sommeil-désintéressement s’est introduite en psychologie ; on a créé, pour désigner l’état général de la conscience du dormeur, le mot « désintérêt ». Sur cette conception M. Claparède a greffé une très intéressante théorie, qui voit dans le sommeil un moyen de défense de l’organisme, un véritable Instinct.