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Le souvenir voudrait bien obtenir une matière pour se remplir, se lester, s’actualiser enfin. Ils s’attirent l’un l’autre, et le souvenir-fantôme, se matérialisant dans la sensation qui lui apporte du sang et de la chair, devient un être qui vivra d’une vie propre, un rêve.

La naissance du rêve n’a donc rien de mystérieux. Nos songes s’élaborent à peu près comme notre vision du monde réel. Le mécanisme de l’opération est le même dans ses grandes lignes. Ce que nous voyons d’un objet placé sous nos yeux, ce que nous entendons d’une phrase prononcée à notre oreille, est peu de chose, en effet, à côté de ce que notre mémoire y ajoute. Quand vous parcourez votre journal, quand vous feuilletez un livre, croyez-vous apercevoir effectivement chaque lettre de chaque mot, ou même chaque mot de chaque phrase ? Vous ne liriez pas alors beaucoup de pages dans votre journée. La vérité est que vous ne percevez du mot, et même de la phrase, que quelques lettres ou quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour deviner le reste : tout le reste, vous vous figurez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination. Des expériences nombreuses et concordantes ne laissent aucun doute à cet égard. Je ne citerai que celles de Goldscheider et Mueller. Ces expérimentateurs écrivent ou impriment des formules d’un usage courant : « Entrée strictement interdite » « Préface à la quatrième édition », etc. ; mais ils ont soin de faire des fautes, changeant et surtout omettant des lettres. La personne qui doit servir de sujet d’expérience est placée devant ces formules, dans l’obscurité, et ignore naturellement ce qui a été écrit. Alors on illumine l’inscription pendant un temps très court, trop court pour