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Fermons les yeux et voyons ce qui va se passer. Beaucoup de personnes diront qu’il ne se passe rien : c’est qu’elles ne regardent pas attentivement. En réalité, on aperçoit beaucoup de choses. D’abord un fond noir. Puis des taches de diverses couleurs, quelquefois ternes, quelquefois aussi d’un éclat singulier. Ces taches se dilatent et se contractent, changent de forme et de nuance, empiètent les unes sur les autres. Le changement peut être lent et graduel. Il s’accomplit aussi parfois avec une extrême rapidité. D’où vient cette fantasmagorie ? Les physiologistes et les psychologues ont parlé de « poussière lumineuse », de « spectres oculaires », de « phosphènes » ; ils attribuent d’ailleurs ces apparences aux modifications légères qui se produisent sans cesse dans la circulation rétinienne, ou bien encore à la pression que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, excitant mécaniquement le nerf optique. Mais peu importe l’explication du phénomène et le nom qu’on lui donne. Il se rencontre chez tout le monde, et il fournit, sans aucun doute, l’étoffe où nous taillons beaucoup de nos rêves.

Déjà Alfred Maury et, vers la même époque, le marquis d’Hervey de Saint-Denis avaient remarqué que ces taches colorées aux formes mouvantes peuvent se consolider au moment où l’on s’assoupit, dessinant ainsi les contours des objets qui vont composer le rêve. Mais l’observation était un peu sujette à caution, car elle émanait de psychologues à moitié endormis. Un philosophe américain, G. T. Ladd, professeur à Yale University, a imaginé depuis lors une méthode plus rigoureuse, mais d’une application difficile, parce qu’elle exige une espèce de dressage. Elle consiste à garder les yeux fermés quand on se réveille, et à retenir