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la connaissance de l’esprit eût pu être poussée très loin ; mais quelque chose lui eût toujours manqué, qui est d’un prix inestimable et sans quoi le reste perd beaucoup de sa valeur : la précision, la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable et ce qui est certain. Ne croyez pas que ce soient là des qualités naturelles à l’intelligence. L’humanité s’est passée d’elles pendant fort longtemps ; et elles n’auraient peut-être jamais paru dans le monde s’il ne s’était rencontré jadis, en un coin de la Grèce, un petit peuple auquel l’à peu près ne suffisait pas, et qui inventa la précision[1]. La démonstration mathématique — cette création du génie grec — fut-elle ici l’effet ou la cause ? je ne sais ; mais incontestablement c’est par les mathématiques que le besoin de la preuve s’est propagé d’intelligence à intelligence, prenant d’autant plus de place dans l’esprit humain que la science mathématique, par l’intermédiaire de la mécanique, embrassait un plus grand nombre de phénomènes de la matière. L’habitude d’apporter à l’étude de la réalité concrète les mêmes exigences de précision et de rigueur qui sont caractéristiques de la pensée mathématique est donc une disposition que nous devons aux sciences de la matière, et que nous n’aurions pas eue sans elles. C’est pourquoi une science qui se fût appliquée tout de suite aux choses de l’esprit serait restée incertaine et vague, si loin qu’elle se fût avancée : elle n’aurait peut-être jamais distingué entre ce qui est simplement plausible et ce qui doit être accepté défi-

  1. Sur cette invention de la précision par les Grecs nous nous sommes appesanti dans diverses leçons professées an Collège de France, notamment dans nos cours de 1902 et 1903.