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que chaque jour, avec les pensionnaires de la tablée. Au lieutenant Recoursé, elle restituait une boîte à gants en citronnier découpé en forme de cœur ; au pharmacien Black, un joli flacon de sauce anglaise ; à Philibert Florence, une aquarelle ; à Alexandre Grand, un papillon ; aux ingénieurs du chemin de fer leurs bouquets de violettes cueillis dans la montagne.

— Êtes-vous fous, s’écriait la Provençale, elle se meurt !

Et ce n’était que trop vrai, hélas ! Un matin, à l’heure régulière du déjeuner, pour la première fois, nous nous vîmes réunis autour d’une table sans couverts et non dressée.

— Voulez-vous la voir ? nous dit l’hôtesse en larmes.

— Qui ?

Mlle Kateja. Elle vient de passer entre mes bras. Elle est partie. Vff ! ! ! Un souffle d’oiseau ! Venez…

Le peintre l’avait bien définie, une « Ophélie dans la rivière » ; ses cheveux blonds épandus sur le lit semblaient flotter dans le courant des eaux, ses bras tombants se raccrocher aux branches ; sa tête transparente, aux yeux clos, au sourire énigmatique avait l’air d’un petit glaçon teinté d’aurore qu’emporte la brise printanière…

Nous courûmes chercher au marché voisin tout ce que nous pouvions porter de fleurs et nous y ensevelîmes la vierge abandonnée.

Je suis retourné plusieurs fois à Menton, et, là-haut, dans ce cimetière étrange et voisin du ciel, dont la tour commande la ville, comme l’Acropole