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personnages, il faut signaler le contraste formel ou implicite entre eux et les types opposés, par exemple entre le noble Beowulf et le farouche Heremod (id., v. 1709-1722), la douce Hygd et l’altière Thrytho (id., v. 1926-1957), le vaillant Wiglaf et les douze poltrons qui s’enfuient à l’heure du danger (id., v. 2596-2629). D’une manière générale, l’auteur met volontiers des monstres toujours muets en face d’hommes souvent très loquaces, de jeunes preux à côté de vieillards, tels Wiglaf et son suzerain octogénaire, Ingeld et le guerrier vétéran, le neveu d’Hygelac et le roi Hrothgar qu’il vient secourir. C’est d’ailleurs avec un art véritable qu’il insiste sur les traits saillants du héros qu’il dépeint et sait en quelques mots brefs et lapidaires tirer la leçon morale d’une situation tragique. Dès lors, quoi d’étonnant si d’aucuns lui prêtent une éducation monastique et la connaissance des chefs-d’œuvre de la littérature romaine ? Le professeur Earle le soupçonne même d’avoir imité, aux vers 1385-1389, l’Enéide, liv. X., v. 467-69, et le De Consolatione, IV, 6, etc., de Boèce aux vers 1056-62, quand il soumet le destin à la sagesse divine et recommande aux humains une clairvoyance avisée. Mais c’est faire trop d’honneur au vieux scop que de transformer une rencontre d’idées sans doute fortuite en preuve d’érudition, et le critique d’Oxford détruit lui-même la portée de son observation, lorsqu’un peu plus tard, à propos du vers 2492, il constate avec surprise combien les épées étincellent peu souvent dans notre poème, alors qu’elles flamboient sans cesse chez Virgile. Ce qui rappellerait plutôt ici les classiques de l’antiquité, ce serait l’emploi de quelques expressions savantes avec leur sens originel, par exemple au vers 1600, non pour la neuvième heure du jour, mil-gemearc (id., v. 1362) pour une mesure d’un mille, et frum-gar (id., v. 2856) pour le chef (ou premier javelot), qui traduirait le primipilus des anciens, ou bien encore les tournures, Wa bith thaem et Wel bith thaem (id., v. 183 et 186), « Malheur à qui », « Bonheur à qui », s’opposant l’une à l’autre comme Male est illi à Bene est illi, ou ealgian under segne (id., v. 1204, et cf. sub signis ire dans César), « défendre sous les drapeaux ». De pareilles coïncidences sont curieuses ; elles sont cependant trop rares et trop peu probantes pour permettre de parler d’une influence latine sur le dernier rédacteur du Beowulf.

On comprend toutefois que cette tentative heureuse dans le domaine épique ait eu une importance considérable pour le futur développement de l’épopée anglo-saxonne. Grâce aux particularités du vocabulaire et à la ressemblance des situations, l’on peut suivre la trace du Beowulf dans l’ensemble des poèmes plus récents. Ce qui leur est commun ainsi qu’à lui, c’est le long vers allitératif soumis aux mêmes règles depuis les débuts lointains jusqu’à la conquête normande, et c’est l’emploi de composés ou de formules honorifiques empruntés à son riche répertoire. Mais outre ces