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haut d’une civilisation déjà raffinée et de mœurs plus douces, dont rien ne laisse soupçonner l’existence chez les Vikings du 8e siècle de l’ère chrétienne, ne permettent pas d’adopter la solution un peu simpliste qui vient d’être exposée.

L’hypothèse d’une provenance entièrement scandinave ne pouvait que conduire à l’idée d’une traduction intégrale. C’est à cette conception que se rallie Gregor Sarrasin, l’un des critiques qui ont le mieux étudié le Beowulf. Après avoir établi que le fond du poème est dû sans doute au Danemark et à la Suède et que certains éléments linguistiques en paraissaient empruntés aux idiomes du Nord, il s’est demandé si l’original, qui aurait servi de modèle à l’aède anglais, n’était pas, non une série de cantilènes primitives, mais une œuvre proprement littéraire rédigée en langue danoise. Une fois entré dans cette voie, il devait lui être relativement facile de découvrir l’auteur probable de l’original ainsi compris. Et c’est ce qui arrive en effet. Il finit par l’attribuer sans trop d’hésitation « à un Thul ou Skalde, comme il appert de la forme artistique de la composition et des nombreux kenningar (ou composés métaphoriques), mais surtout des exhortations à la générosité faites en passant »[1]. Et comme il nous est parvenu quelques noms de ménestrels de ces temps éloignés, il rattache de confiance à l’un d’entre eux son premier Beowulf dont il dit qu’il a « sans doute été composé ou refondu par le skalde Starkad vers l’an 700 à la cour du souverain danois Ingeld, à Lethra »[2]. Conjecture curieuse, sinon intéressante, car l’on ignore absolument si le poème anglais dépend d’un prototype unique et rien ne le prouve. L’on ne sait pas non plus avec certitude si le célèbre Starkad a existé, et ce personnage nébuleux semble appartenir à la légende plutôt qu’à l’histoire. Enfin, rien n’indique qu’il ait chanté le chef géate vainqueur de Grendel et l’épopée anglo-saxonne porte trop de marques d’une civilisation avancée et née en Angleterre pour qu’elle puisse être une simple copie d’un ouvrage d’outre-mer.

Une autre théorie plus plausible fait du vieux poème épique un assemblage artificiel de divers fragments empruntés à des cantilènes populaires. Mais les conclusions de Mullenhoff, qui voulut y voir l’œuvre de chantres multiples, ne trouve plus guère créance auprès de la critique moderne. Elle se heurte à l’objection que l’on a affaire à une épopée pourvue d’une unité réelle et que les procédés de style et de versification sont identiques dans les diverses parties du récit. Au lieu du manteau d’Arlequin auquel aboutit la méthode des interpolations et des apports variés, l’érudition la plus récente nous met en présence d’un ensemble harmonieux formé tout au plus de trois ou de quatre divisions principales, indépendantes à l’origine les unes des autres : le combat de Beowulf et de

  1. G. Sarrazin, Beowulfstudien, 1888, p. 91.
  2. Id., p. 107.