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GRANDGOUJON

Il confia la girouette au lampiste de la gare, puis s’avança vers la sortie. Mais la porte était barrée par un gendarme dont les yeux louchaient, absorbés par un nez rouge variqueux.

— Votre permission ? dit ce préposé.

— J’ai de la famille en ville, fit Grandgoujon.

— Pas le droit de sortir !

Cette défense brutale détermina chez Grandgoujon une irrésistible envie de liberté ; pour la première fois de sa vie il sentit en lui comme la force d’une hérédité révolutionnaire ; et ce qui n’était qu’un projet devint une résolution. Prudent, il tourna d’abord sur les quais. Puis, à son tour, il chercha les cabinets ! Mais de ce côté, aucune issue. « C’est inouï, cette vie militaire… ruminait-il. Mobilisé, toujours immobilisé… Défense ! Défense !…

Et voici qu’inconsciemment, pour soi-même, il prenait la voix sauvage de Moquerard ; puis il grogna : « Un gendarme, c’est comme la loi, ça se tourne », et il eut une intonation traînarde, à la Creveau. Ensuite, il essaya de sortir par les bagages, le buffet, les marchandises ; chaque fois le gendarme cria de loin :

— Inutile d’essayer des tentatives, ou je vous fous dedans !

Sans répondre, Grandgoujon faisait demi-tour ; mais il serrait les poings : une fureur en lui commençait à gronder. Il était la proie de sa sensibilité, et ne comprenait pas que l’état de guerre, en augmentant l’autorité aveugle, ne peut que développer la sottise.