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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

regard laissait l’examen indécis, elle représentait aussi bien le courage que la folie. Cette défroque usée de gentilhomme pouvait enfin cacher un aventurier comme un seigneur.

Ce qui affermissait le doute chez Gérard, c’était une ironie insistante dans le sourire de l’étranger ; lui-même avait l’air de s’être pris le premier pour but d’une amère plaisanterie ; il se raillait devant le passeux par une pantomime hautaine et cruelle, inspectant tour à tour avec mépris, et le manteau troué qu’il portait, et ses bottines prenant l’eau.

— C’est peut-être un fou qui a parié de me faire sortir ! pensa le vieillard. En ce cas, le temps est mal choisi ; mon souper m’attend et ma journée a été rude.

En se parlant ainsi à lui-même, l’honnête passeux jetait un regard sur sa cabane. L’araignée suspendait sa toile grise à ses planches, le vent y faisait une basse lamentable et continue. Les flots de la Seine, grossis par les pluies d’hiver, en battaient les ais avec un sombre roulis. Auprès de la table était le lit, au-dessus du lit un amas de cordes, de harpons, de nasses, de poissons fumés et desséchés. Dans un coin de cette pièce, il y avait un berceau à l’osier disjoint, sur lequel Gérard avait étendu sa cape grise, humide encore de givre. L’inconnu examinait à peine ces détails, et semblait plongé dans la plus profonde méditation. La flamme de l’âtre renvoyait de temps à autre des reflets énergiques à sa figure, et cette figure révélait alors un mélange indéfinissable de haine, de pitié ou de dédain. Il poursuivait un monologue approfondi avec lui-même, se parlant tantôt avec une vivacité hautaine, tantôt retombant comme épuisé sur son escabeau dans le plus morne des silences. Le passeux restait muet devant cet hôte inattendu, il n’osait l’appeler et le tirer de sa rêverie.

Tout d’un coup l’Italien fit un bond.

– Je suis prêt, dit-il, et vous ?

Maître Gérard s’inclina machinalement.

L’inconnu s’était levé, il avait ôté son manteau ; en y