Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
249
LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

mort ? Il est mort en me repoussant, en me reniant à la face de tous ! Mais tu ne sais donc pas, malheureux enfant, à quelles extrémités funestes peut pousser le désespoir ? Tu ignores que tu viens ici de briser ma vie ? Va, tu n’es qu’un fils barbare et lâche ! poursuivit maître Philippe. Aussi, vois-tu, retiens ici la prédiction que je te fais : Dans cet hôtel où tu mets les pieds, le sang coulera ; dans ces murs dorés l’herbe cachera des tombes ; sous ces lambris fastueux, des ombres terribles et menaçantes traîneront un jour leur pâle linceul ; ce sera le lieu des vengeances sombres, un nid de vautours et de couleuvres ! Toi-même, oui, toi-même, tu crieras épouvanté. Tes amis t’abandonneront, ton père, tu ne le reverras plus ! Et maintenant, tu peux, vois-tu, faire signe à tes bouffons de t’égayer ; tu peux commander à l’archet d’ouvrir le bal ! Moi, je t’abandonne, je te renie à mon tour. Tu seras heureux bientôt de me revenir le front triste et courbé, la besace sur l’épaule, la mort dans le cœur comme l’Enfant prodigue de l’Écriture. Mais non, tu ne me reviendras pas, tu m’as chassé ! Aussi je m’en vais appelant sur toi les malédictions du ciel, je m’en vais secouant à ton seuil mes humbles habits ; mes pieds brûlent sur tes parquets. Adieu, tu te souviendras de moi !

Un instant après le vieillard s’était éloigné, et nul, pas même Charles, n’avait osé s’opposer à son départ. La foule effarée se pressait autour de lui ; chacun demeurait sous l’empire de l’étonnement et de la terreur.

Attirés par le bruit hors de la pièce où ils se trouvaient, Bellerose et le capitaine n’avaient pas été des derniers à s’approcher. En reconnaissant dans le comte de San-Pietro le fils du cabaretier de la Pomme de pin, la Ripaille ne put d’abord contenir un mouvement de réelle indignation. Les paroles de maître Philippe avaient fait passer en lui une sorte de transport furieux contre le jeune homme.

— Si je coupais les oreilles à ce faquin-là ! dit-il à voix basse au comédien.

— Jolie manière de te mettre dans ses bonnes grâces,