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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Tout d’un coup il se fit un grand silence. Giuditta chantait, pendant que le maître de chapelle l’accompagnait sur la basse de viole.

Et vraiment c’était merveille que d’entendre chanter ainsi cette admirable créature… Tout ce que l’âme humaine peut contenir d’harmonies, tout ce qu’un maître peut rêver, le chant de Giuditta le réalisait ; cependant cette femme n’était qu’un marbre, un instrument, rien de plus. L’engouement romanesque, les applaudissements exaltés que déchaînait cette voix laissaient dans l’âme un vide réel ; c’était une course victorieuse que la cantatrice de l’archiduc venait de fournir. Les difficultés dont triomphait sa méthode pouvaient étonner, mais elles laissaient le cœur froid en charmant l’oreille, elles satisfaisaient les difficiles et les curieux. Devant cette femme aussi belle alors qu’une statue, Charles ne put s’empêcher de songer aux airs naïfs que lui disait Mariette ; il se reporta sur les ailes du souvenir à cette petite fenêtre ouverte sur la Seine, et sur la pierre de laquelle il s’était assis tant de fois… Tout n’était que parfum et enivrement autour de lui, les séductions l’entouraient ; encore un instant, et il allait céder aux paroles mielleuses de ces seigneurs qui semblaient tous avides de son amitié. Giuditta elle-même venait de fendre la foule, elle s’était assise près de la table de jeu qui servait à Charles de point d’appui ; elle attendait un éloge, et son attente provoquait le jeune homme… Chancelant encore sous le poids d’émotions si nouvelles pour lui, Charles se leva comme un convive à demi ivre ; il entr’ouvrit la fenêtre qui donnait sur la place du Palais-Vieux. Elle était alors déserte ; un seul homme enveloppé de son manteau, le feutre à demi rabattu sur le visage, paraissait observer attentivement du dehors les mouvements de la fête… Quel est donc ce curieux ? pensa Charles. Il l’examinait encore quand une voix de femme murmura de suaves paroles à son oreille… C’était Giuditta qui le pressait de se rasseoir à la table de jeu… Un noble Florentin avait, à l’entendre, ga-