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LE SECRET DE L’ORPHELINE

qu’elle déplora tout haut sans que sa pensionnaire lui en témoignât de gratitude.

— Seriez-vous souffrante ? insista-t-elle.

— Je me porte bien, merci, mais c’est à peine si j’ai fermé l’œil, cette nuit.

— Comment ! vous l’intrépide dormeuse…

— Eh bien oui, moi l’intrépide dormeuse, j’ai fort mal reposé, voilà.

— C’est à mettre dans les annales de la maison, crut devoir renchérir la bonne dame, à son ordinaire plus adroite.

Georgine se mordit les lèvres pour ne pas répliquer par quelque verte impertinence qui, en l’occurrence, eût pu porter le nom de méchanceté.

Au bureau où elle se rendait pour la dernière fois de la semaine, puisqu’on était au samedi, son patron lui parut insipide comme jamais et elle eût éprouvé, à le gifler, un contentement rare. Sa voix, sons moëlleux d’Anglo-saxon, ses gestes brefs, toujours les mêmes, sa figure de bellâtre, jusqu’à sa façon d’écraser les talons, en marchant, tout l’exaspérait.

— « Voyons, se gourmandait-elle, voyons ! »

Enfin, cette exécrable matinée qu’elle commençait à croire interminable s’acheva et la jeune fille quitta le journal en se répétant sans plaisir que toute l’après-dîner et le lendemain par surcroît lui appartenaient sans partage.

Contre son attente, elle dormit cette nuit-là d’un sommeil de plomb et l’exquise sensation de repos qu’elle éprouva, au réveil, ramena à ses lèvres le sourire absent depuis vingt-quatre heures.

Lorsque Jacques vint la voir, à la fin de la journée, elle se moqua bien haut et en riant jusqu’à creuser à fond ses fossettes de ce qu’il ne lui trouvait pas son air habituel.

— Vous finiriez par me le faire croire, protestait-elle. Et, le mettant au défi de préciser :

— Mais enfin, insistait-elle, qu’ai-je de tellement différent ?

— Ce serait plutôt à vous de me renseigner, riposta-t-il. Vous intervertissez les rôles.

Le soupçon qu’elle pouvait lui cacher quelque chose l’indisposa soudain et quittant le ton de douce intimité dont il ne s’était jamais départi, avec elle, il adopta à sa place un mode d’ironie légère et de badinage qui fit froid au cœur de la jeune fille.

Comme elle lui posait une question, à un certain moment :

— Sans doute, marquise, répondit-il en accentuant d’une profonde inclinaison de la tête.

Cette piquante allusion au titre de marquis que Georgine avait attribué à son aïeul français — par ailleurs de bonne foi et d’après des témoignages qu’elle n’avait nullement sollicités — l’atteignit en plein cœur et elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Un effort désespéré aidé du levier de son orgueil les lui fit refouler mais, du coup, le charme se trouva rompu entre elle et Jacques.

À ce moment tragique, ce fut l’image d’Émile qui, doucement, se profila dans son esprit. Celui-là n’était ni français ni marquis, pas même journaliste, mais c’était un cœur d’une extrême délicatesse, un esprit sans marque, enfin un type de brave canadien façonné des multiples et inappréciables qualités de la race. Heureuse la femme à qui il offrirait pour la vie son bras vaillant.

Jacques perçut très vite qu’il venait de gaffer. Il s’affligea, certes, mais surtout, il se dit que si la légère chiquenaude pouvait profiter à sa chère Georgine, ils y gagneraient tous deux en félicité future. Il n’avait pas été sans discerner, dès le commencement, l’énorme dose d’amour-propre et même de prétention qui gâtait cette riche nature. Et, sérieusement inquiet parfois, alors qu’il rêvait d’elle en lançant au plafond la fumée de sa cigarette, il s’était demandé si cette déformation d’esprit ne leur réservait pas, pour plus tard, de graves mésententes. Aussi, était-il résolu à attendre que son caractère se fût amendé avant de prendre avec elle le moindre engagement.

Un jour, elle s’était montrée si bien elle-même, en ce qu’elle était de meilleure, si aimante et spontanée et simple comme une primitive, qu’un cri lui avait échappé : « Je vous aime ! »

Oh ! il ne l’avait pas oublié. Il ne désavouait pas, non plus, cet aveu seulement prématuré, mais plutôt que de s’exposer à détester un jour sa Georgine, il préférait temporiser aussi longtemps que ce serait nécessaire. Car il entendait être chez lui le maître, celui à qui sa femme ne se croirait pas trop supérieure.

Il se retira plus tôt que de coutume mais, en dépit de l’agacement qui faisait ses gestes nerveux, une grande satisfaction s’implantait en lui et jamais Georgine ne lui avait été aussi chère.

Deux jours, trois jours passèrent et Georgine commença de recevoir des réponses à ses