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LE SECRET DE L’ORPHELINE

formations complètes et, bien que ce fût de Détroit qu’elle attendit le mot de la fin, un ferme espoir la rattachait aussi à l’intelligente Miss Munroe.

Dans la salle à manger, Georgine trouva Émile Verdon déjà attablé ; sa mère se préparait à prendre place à ses côtés. Elle offrit à sa pensionnaire de se retirer dans la cuisine, avec son fils, mais la jeune fille leur défendit d’en rien faire.

— Je souperai en votre compagnie, décida-t-elle. Ce me sera un avant-goût de la vie de famille.

— Je pensais que vous viendriez un peu plus tard, à peu près comme hier soir, fit Mme Verdon, en manière d’excuse.

Émile se taisait mais ses yeux roux, légèrement exorbités, s’exaltaient de plaisir.

— Ainsi donc, reprit sa mère, vos affaires avancent, Melle Favreau, puisque vous parlez déjà de vie de famille ?…

— Ma part est faite, désormais ; il ne me reste plus qu’à attendre les résultats.

— Il n’y a pas à dire : vous êtes d’affaires.

— Quant à cela, je m’en vante.

— Mais le revers de la médaille, c’est que si tout arrive suivant vos prévisions, nous allons vous perdre.

— Chère madame, fit Georgine de sa voix rieuse, a-t-on jamais rencontré des roses qui fussent sans épines ?

— Je vous regretterais. Une pensionnaire modèle comme vous et que je garde depuis trois ans…

Du coin de l’œil, Georgine observait Émile. Elle vit les muscles bouger, aux joues creuses du pauvre garçon.

— « Mais il m’aime sérieusement, se dit-elle. Quelle folie ! Un garçon, à l’ordinaire, si sensé. Il est vraiment temps que je quitte cette maison. »

Inconsciemment, croyant obéir à l’enthousiasme qui gonflait ses veines depuis ces sensationnelles révélations de sa marraine, Georgine déployait toutes ses grâces devant le jeune homme que le mutisme paraissait avoir frappé pour toujours.

En vérité, il avait peine à avaler ; mais on l’eut payé cher pour qu’il l’avoue. Au lieu de cela, il mastiquait en conscience et il eût voulu que ce repas se prolongeât indéfiniment… La minute présente le possédait si bien, en sa douceur presque irréelle, qu’il avait seulement tressailli à l’affligeante perspective qu’ouvraient tout à l’heure les paroles de sa mère. Melle Favreau s’en aller ?… Ces mots manquaient de poids, pour lui.

Cependant, il considérait avec ennui ses mains assez fines, mais déformées par le travail et qui s’obstinaient à conserver une teinte noirâtre quoiqu’il eût bien soin, chaque soir, de les enduire de savon mou et de jouer là-dedans avec l’énergie qu’on lui savait.

Celles de sa voisine, blanches, mignonnes à souhait, si douces à l’œil, planaient à tout moment au-dessus de son assiette, comme des ailes de colombe. Et puis, Melle Favreau n’avait pas, pour manier ses ustensiles, les mêmes gestes que lui ou sa mère.

Ces réflexions réunies faisaient à l’âme d’Émile comme un étau, une sorte de camisole de force qui le gênait mais sans posséder le pouvoir de faire taire la délirante chanson de joie qui, pour l’instant, affolait son cœur.

Gentiment, Georgine prit plaisir à prolonger ce repas qui resterait pour Émile une heure inoubliable de sa vie.

Devant eux, Mme Verdon laissait un sourire relever le coin de ses lèvres minces et, parfois, elle tournait vers son fils des yeux inquiets.

Ce même soir, comme Georgine se préparait à se mettre au lit, la tête toute pleine des événements de cette semaine féconde, soudain, une idée baroque la saisit.

Le choc fut si formidable qu’elle tomba, plutôt qu’elle ne s’assit, sur une chaise et, la main au cœur, la figure exsangue, elle parut se changer en une statue de marbre.

Cette inquiétante immobilité se prolongea longtemps, jusqu’à quinze minutes peut-être, puis, le souffle se fit plus régulier dans la poitrine de la jeune fille, ses yeux perdirent leur fixité et la sueur, à son front moite, s’évapora peu à peu.

— « Quelle secousse ! prononça-t-elle tout haut, comme si elle eût eu besoin du son de sa voix pour se rassurer pleinement. C’est la plus grosse émotion de ma vie. Heureusement que c’est fini ! »

À peine couchée, elle s’endormit, mais pour s’éveiller bientôt et ne plus pouvoir, cette fois, retrouver le sommeil que par pénibles intervalles ; alors, des rêves tumultueux la fatiguaient au point qu’elle se leva, le lendemain, absolument brisée et d’une humeur exécrable.

Elle se fût écoutée qu’elle eût grogné sans cesse et répliqué sur tout. C’eût été parfaitement déraisonnable. Aussi, n’en fit-elle rien. Ce qui n’empêcha pas Mme Verdon de remarquer les traits tirés de la jeune fille, son air chiffonné, regrettable état de choses