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L’EXPIATRICE

— N’ont-elles pas un autre nom ? demanda-t-elle, presque craintive. Mais vous ignorez, sans doute ?

— Oui, répondait sœur Éloi, très bas. Elle s’appelaient autrefois…

Mais ce fut Élisabeth qui prononça le nom. Il s’évanouit aussitôt, dans le silence de la grande pièce que baignait le jour blême d’hiver.

— Elle aura vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans ! murmura enfin Mlle Dufresne. Pauvre petite Paule ! fit-elle aussi. J’ignorais qu’il se fût marié… Ma sœur, je ne suis rien moins que leur parente, d’assez loin, toutefois : mon arrière-grand’mère Dufresne portait leur nom. Mais il y a plus : leurs cousines Rastel demeurent à deux pas d’ici ; elles vivent bien, maintenant, et ne sont pas mariées. Ce sont elles qui devraient adopter Paule. Oui, oui, il faudra que cela se fasse, quand elles s’effareraient d’abord… Pourvu qu’elles en viennent à consentir… Si, plus tard, la petite montrait de mauvais instincts, il serait toujours temps d’aviser. Pardonnez-moi, ma sœur ; je pense tout haut ; mais il faut absolument que je voie ma vieille cousine, avant son départ pour le grand voyage ; je ne la connais pas, bien que je sache toute sa malheureuse histoire. Et cette petite Paule… Pauvre mignonne, comme je vais l’aimer ! Est-elle au courant des antécédents de sa famille ?

La religieuse eut un geste de vive dénégation.

— Elle ne sait rien de rien, prononça-t-elle avec fermeté. Mais alors, je puis vous annoncer à la pauvre dame ? Quelle bonté, de votre part, mademoiselle. Vous comprenez, c’est comme pour moi…

— Oui, oui, j’irai, affirma Élisabeth.

En ce moment le timbre de la porte d’entrée retentit.

— Ce doit être ma compagne de tournée, supposa judicieusement la sœur. J’avais chargé cette bonne enfant de mes petites commissions dans le voisinage en lui disant de venir me retrouver ensuite.

Melle Dufresne alla elle-même ouvrir. Lorsqu’elle reparut, sœur Éloi était debout et prête à s’en retourner.

— Vous me quittez déjà, ma sœur ?… J’avais installé votre grande fille dans l’autre salon.

— Je ne vous ai retenue que trop longtemps, mademoiselle ; mais le bon Dieu sait que je pars contente. Ainsi, je vais vous annoncer ? Comment vous remercier ?…

— Ma sœur, proteste Élisabeth, vous renversez les rôles : c’est moi qui, à titre de parente vous dois une immense gratitude.

Cependant, elle abandonne à sa visiteuse ses mains délicates que celle-ci serre avec effusion.

Lorsqu’elle est contente sœur Éloi éprouve le besoin de tutoyer tout le monde. Avec Élisabeth si bien et qu’elle approche pour la première fois, elle n’ose se permettre cette familiarité ; mais les paroles rentrées éclatent avec force dans ses yeux bons, si expressifs, tandis que ses mains gantées de grosse laine ne cessent de pétrir celles d’Élisabeth.

— Le bon Dieu vous le rendra, murmure enfin la servante des pauvres.

Et, déchargée par ce très sûr espoir, elle prend définitivement congé.


II


Nul n’est parfait, hélas, et la sérieuse et charmante directrice du Foyer subissait le sort commun : Élisabeth avait un défaut, proche parent de l’enfantive étourderie, qu’autour d’elle on désignait d’un terme bénin ; « Elle est, déplorait-on, si distraite ! » Mais on le reconnaissait avec une impatience résignée et sans vouer à la coupable, même un atome de rancune, car c’était avec une bonne grâce parfaite que Melle Dufresne oubliait ou manquait à sa parole. Les multiples tiraillements qu’implique la charge de diriger une grande maison sont fort peu propres à discipliner une mémoire par avance trop ailée ; partant de ce principe, personne ne s’étonnait, qu’au Foyer, le défaut d’Élisabeth eût atteint à son plein épanouissement.

Ignorante de ces particularités et confiante en la promesse que lui avait faite Mlle Dufresne de se rendre sous peu ruelle Luc, sœur Éloi n’osait risquer un rappel qui eût tout arrangé. À sa vieille amie, la grand’mère de Paule, elle avait rapporté intégralement le récit de son entretien avec la directrice du Foyer et, pour pleurer cette joie tardive qui lui échéait au seuil du tombeau, la mourante avait trouvé de vraies larmes. Elle aussi devait attendre avec une confiance intrépide.

Or, un après-midi du commencement de février, trois semaines, exactement, après la visite au Foyer de sœur Éloi, Mlle Dufresne se vit demandée au téléphone. On lui parlait du couvent de la rue Fullum et, à peine sœur Éloi se nommait-elle qu’Élisabeth déplorait très haut son impardonnable négligence.

— Je vous ai appelée une fois, ma sœur, mais vous étiez absente et, ensuite, j’ai recommencé à oublier. Je m’appartiens si peu, ici : la directrice, c’est un peu la propriété de tout le monde, comme la maman dans les familles. Mais je suis contente, ma sœur, que vous me rafraîchissiez la mémoire. Comment va la pauvre cousine de ce temps-ci ? Pourrait-elle encore me recevoir sans fatigue ?

La réponse que lui transmit le fil lui fit un grand froid au cœur.

— Déjà ! s’exclama t-elle, navrée. Ma sœur, je ne me le pardonnerai jamais… Non, non, ma sœur je suis grandement coupable, mais enfin, il me faut bien accepter l’irréparable. Toutefois, je vous promets d’aller prier au corps, ce soir. Rien ne pourra m’en empêcher. Serez-vous là, ma sœur ?… Non ? Alors, je vous verrai demain, à moins d’empêchements, mais je ne veux pas remettre ma visite de ce soir ; je serai libre alors, j’irai.

Vers les huit heures du soir, ce même jour, Élisabeth s’apprêtait donc à partir, en compagnie de Mme Deslandes, lorsque la petite portière vint l’avertir qu’un monsieur la demandait, au salon.

— Un monsieur ? répéta la directrice.